Elle tombait, en dégringolant des cieux, et s'accumulait sur ses anciennes plaies jusqu'à raviver l'inflexible douleur. Jusqu'à ramener les impitoyables souvenirs à ses pensées déviantes. C'était une neige imaginaire, qui s'étendait sur les plaines de son enfance désolée. Un soupir las franchissait ses lèvres, à mesure que l'herbe givrée bruissait sous ses coussinets tendres.
Sous les prunelles ambrées de sa génitrice, Navi redevenait un enfant. Ce louveteau turbulent qui ne s'exprimait que dans ses songes, où un éternel hiver régnait. Et, silencieusement, la gamine s'élançait sous les nuages sombres qui dansaient. Elle poursuivait cette chimère dont elle avait crevé les entrailles, deux ans plus tôt, et qui lui avait été arrachée si jeune que son visage n'était qu'un amas de buée où brillaient deux iris mordorés.
Mais, de cette mère dont elle ne se rappelait plus le nom, il ne restait plus qu'une nuée de poussière scintillante qui s'écrasa sur le pelage blême de la fillette qui, de ses grands yeux argentés, observaient les dernières parcelles de l'être chéri qui s'envolaient.
Un hurlement d'agonie s'échappait de sa gorge serrée, se répercutant douloureusement dans son crâne. Un jappement plaintif, suivi du grattement caractéristique des griffes sur la roche. Une masse lourde s'avançait, pourtant étonnamment aérienne, jusqu'à atteindre l'entrée de la tanière où elle s'asseyait. Son souffle était court, témoignant des bribes de ce cauchemar qui la hantait toujours. L'air vivifiant caressait son pelage livide avec volupté, sans parvenir à discipliner les nombreuses mèches rebelles qui se dressaient, fières et moqueuses, vers les cieux noirs.
Le regard de Navi se promena quelques instants sur les visages endormi des membres de sa meute, y cherchant un réconfort qui manquait à son cœur écrasé dans sa poitrine étroite. Ils semblaient sereins.
Les prunelles argentées de la louve se promenèrent ensuite sur la voûte céleste, quêtant le calme au milieu des étoiles. Peu à peu, ses muscles bandés à l'extrême se détendirent, jusqu'à se vider complètement de l'anxiété qui hantait toujours son regard pâle. Un sourire fleurissait sur ses lèvres, sans être convainquant.
Un nouveau soupir.
Elle s'ébroua, aussi bien physiquement que mentalement, chassant les derniers monceaux de rêve qui habitaient encore son visage fermé. L'âme à la dérive et les sens anesthésiés, Navi s'élança alors à corps perdu dans une course effrénée à travers son terrain de jeu. Sous ses membres athlétiques, l'herbe s'écrasait et les têtes décapitées de quelques fleurs s'accrochaient dans son pelage neigeux, sans parvenir à entraver les mouvements saccadés de l'animal qui s'éloignait de ce lieu où les odeurs des uns et des autres se mêlaient jusqu'à former un bouquet aussi entêtant que rassurant.
Après avoir découvert cette sécurité qu'offrait la Meute, Navi se doutait que la solitude ne trouverait plus jamais grâce à ses yeux. Ses parents avaient eu tort de se soustraire à cette influence. Les loups étaient des bêtes de meute, et refuser de s'y abandonner était hérésie.
Aux aguets, la louve ralentissait l'allure à mesure que les frontières olfactives se dessinaient, incitant Navi à la prudence. Une angoisse sourde dévorait ses entrailles, jusqu'à menacer de lui faire perdre les pédales. Ses prunelles avides scrutaient les environs, jusqu'à ce que ses iris pâles ne soient brûlés par l'air qui s'y engouffrait sans qu'elle ne cligne des yeux.
Personne.
Pas âme qui vive.
Ce constat rasséréna légèrement la jeune louve dont le regard se promenait calmement de l'autre côté. Les Terres Neutres. Des édifices étranges avaient été hissés, dans un état plus ou moins salubre, et certains menaçaient de s'écrouler à chaque instant.
Les bâtiments jonchés de végétaux qui colonisaient les murs en béton ciré attisaient la curiosité de Navi qui avançait, légère comme un souffle, au milieu des restes d'une civilisation qui s'était empressée de fuir les colères de Mère Nature, abandonnant dans son sillage des dépôts qui continueraient de polluer les sols durant un temps.
Un papillon frôla la lupine qui orienta ses pas dans la direction que l'insecte prenait, peut-être l'attraperait-elle. Ou peut-être pas.
Le mouvement de ces ailes silencieuses était hypnotique. Haut. Bas.
Bientôt, Navi en oublia qu'elle n'était pas sur les terres des Cheyennes. Ses oreilles, dressées sur son crâne blanc, dansaient en tout sens, quêtant tous les sons qu'elles pouvaient recueillir pour en emplir l'esprit de l'immaculée qui écoutait, attentivement, et s'imprégnaient de tout ce qui l'entourait.
Une silhouette se dressait, immobile et dénuée de vie, au milieu d'une immense place. Une meute, piégée dans la roche, observait entre ses pattes un fin filet d'eau sale qui serpentait jusqu'à un bassin qui en débordait déjà. Avec prudence, la jeune femelle s'en approcha et lapa le liquide légèrement odorant.
Brusquement, ses muscles se contractèrent, la queue dans le prolongement du corps, et Navi fit volteface.
« Qui est là ? »Crachait-elle d'une voix forte, les babines retroussées. Un grondement enflait dans sa gorge serrée, faisant vibrer son poitrail et ses lèvres noirâtres.